La guerre des téléphones

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Par Christian Tremblay
La guerre des téléphones
Cette semaine, l'histoire de l'arrivée du téléphone dans notre région. Le modèle à cadran fut inventé en 1922, mais avant cela, une lutte de pouvoir a fait rage pendant longtemps pour le contrôle du réseau régional. Source: Pixabay

Dans notre esprit, nous avons parfois tendance à imaginer l’arrivée chez nous des grandes inventions comme un long fleuve tranquille. Pourtant, derrière l’implantation de ces avancées technologiques, se cachent des intérêts commerciaux qui ont pris des allures de guerres ouvertes. Ça a été le cas ici pour le téléphone, qui, au-delà de sa fonction pratique, a donné lieu à des péripéties dignes d’un Vaudeville.

Cette semaine, nous allons raconter ces péripéties avec tout le sérieux qu’il faut, mais en oubliant pas que dans la vie, le sérieux peut aussi mener à des situations cocasses.

Mais avant, question de nous situer dans le temps, un petit retour de quelques lignes sur l’objet lui-même.

La région a été avant-gardiste

Comme toutes les inventions de ce genre, le téléphone n’a pas été inventé à la suite d’un coup de génie d’un seul homme. Le produit final est une accumulation d’une foule de petites améliorations au fil du temps. Il est aujourd’hui du savoir commun que les grands principes du téléphone ont été développé par Antonio Meucci et Elisha Gray. Presque simultanément, Alexander Graham Bell le perfectionna et le commercialisa en créant la Bell Telephone Company en 1877.

Alexander Graham Bell perfectionna et commercialisa le téléphone en créant la Bell Telephone Company en 1877.
Source: Wikipédia

Contrairement à ce que nous pourrions croire, la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean n’a pas attendu très longtemps avant de montrer de l’intérêt pour l’invention. Dès la fin des années 1870, les premiers pas dans l’utilisation du téléphone sont déjà faits.

Qui a été LA première personne de la région à en posséder un? Théoriquement, la réponse devrait être facile, mais comme tout est une question d’interprétation et de sens que nous voulons donner aux mots, ce n’est pas si simple que cela.

La première personne au Saguenay–Lac-Saint-Jean

Même si cette chronique a pour mission de raconter l’histoire du Lac-Saint-Jean, il est impossible, concernant le téléphone, de ne pas inclure nos amis du Saguenay dans l’aventure. Comme nous le verrons un peu plus loin, ils y seront impliqués du début à la fin et participeront à cette guerre des fils téléphoniques, et ce jusqu’au dernier début de village du nord de la région.

Officiellement, les deux premières personnes à avoir discuté via un appareil téléphonique sont deux abbés du Séminaire de Chicoutimi, messieurs Roberge et Dufresne. Nous étions en avril 1879. Il est à signaler ici que les appareils en question n’avaient pas été achetés, mais bien fabriqués maison par l’un des utilisateurs, l’abbé Thomas Roberge. (1)

Il ne s’agit donc pas ici d’un réseau téléphonique, mais du premier petit pas dans cette direction. En 1886, les principaux édifices de Chicoutimi sont reliés au Séminaire. Toutefois, pas question encore de téléphone pour monsieur et madame Tout-le-Monde. Si, donc, nous qualifions de réseau téléphonique un système qui exclut les particuliers, Chicoutimi a été le premier à en posséder un. Autre fait à noter, le réseau de Chicoutimi n’a pas connu de réelle démocratisation vers le bon peuple avant 1893.

Mais oui, il était bien là.

Le premier système téléphonique de Bell, en 1877. Tout comme les jeunes d’aujourd’hui ne savent pas faire fonctionner un téléphone à roulette, nous serons bien embêtés de faire fonctionner celui-ci!
Source: Wikipédia

Pendant ce temps, au Lac-Saint-Jean

Revenons maintenant dans notre cours. En 1889, c’est une dame de Roberval qui faillit passer à l’histoire. Marie-Louise Donohue (Latour) est la femme d’un descendant irlandais, William Donohue. Le couple a à peine début trentaine. William Donohue se déclare rentier, mais il est agent des Indiens et commerçant. C’est Madame Donohue qui la première, demandera et obtiendra de la part des autorités du village, la permission de créer le premier réseau téléphonique de la région. En fait, Madame Donohue est un prête-nom, puisque c’est son mari qui est derrière la demande, mais lui, il est insolvable à ce moment.

Seulement, avoir les droits pour un projet ne veut pas nécessairement dire le réaliser. Marie-Louise Donohue tardera à mettre son projet à exécution.

Parallèlement aux tergiversations de Madame Donohue et son mari, deux notables de Roberval créent un petit réseau un peu sur le même modèle que Chicoutimi. En 1891, Charles-Édouard Bernier et le docteur Jules Constantin relient la gare, dont Bernier était le chef, la pharmacie du docteur Constantin, l’auberge d’Alphonse Marcoux et deux autres commerces.

Le docteur Jusles Constantin à sa Pharmacie. Il créa, avec l’aide de M. Bernier, le premier réseau téléphonique de la région.
Source: Centre d’archives et la Société d’histoire-Domaine-du-Roy.

Bernier, voulant agrandir son réseau, perdit patience et exigea que madame Donohue passe à l’action, ou abandonne ses droits. Dans un premier temps, cette demande restera lettre morte. (2)

En 1892, Bernier et Constantin font l’acquisition de téléphones qu’ils installent dans leurs maisons. Ce sera le premier réseau résidentiel, bien que minuscule, du Lac-Saint-Jean.

Plus tard, on dira que Roberval avait formé le premier réseau téléphonique rural de la province. (2)

Si nous acceptons cette définition d’un réseau, le Lac-Saint-Jean a été le chef de file de la province concernant le téléphone.

Tout cela pour dire qu’au final, comme ça arrive si souvent, nos deux moitiés de région peuvent se vanter de quelque chose!

C’est en 1915 que Bell, lors d’une conférence très médiatisée, réussit le premier appel transcontinental.
Source: Wikipédia

Mais cela, c’était avant la guerre des poteaux…

26 ans. Oui, vous avez bien lu, 26 ans. C’est le temps qu’a mis la région avant de stabiliser la situation pour de bon. Pendant cette trop longue période, une guerre d’intérêts, de droits, d’honneur et d’orgueil. Comme souvent, ce sont les citoyens dits ordinaires qui en ont fait les frais.

Il serait fastidieux de raconter tous les détails de ce combat pour les droits téléphoniques, alors je vais aller à l’essentiel. Si nous avons été un exemple concernant les premières installations, ce n’est certainement pas le cas de comment nous avons géré la situation par la suite.

En 1893, le réseau officieux prend son envol, et d’autres arrivent

Déjà, en 1893, le petit réseau de Roberval compte 19 utilisateurs. Madame Donohue, que nous avions presque oubliée, est sommée en 1895 d’installer ses poteaux ou de se retirer. Cette situation fait prendre du retard au projet, puisqu’il est impossible, légalement, de créer une entreprise pour gérer le réseau.

Dans le secteur Alma, tout de suite après Roberval, les frères Gagné achètent des poteaux. À l’été 1894, ils sont à l’œuvre. En 1895, leur réseau se rend à Hébertville, puis à Saint-Gédéon, pour finalement pénétrer le secteur Roberval. Le député Girard de Saint-Gédéon cré La Compagnie Coopérative Téléphonique du Lac-Saint-Jean.

Le député Joseph Girard. Il créa son propre réseau dans le secteur Alma peu après celui de Roberval. Par la suite, une guerre des téléphones fit rage pendant près de trente ans.
Source: site Internet du gouvernement du Canada

Peu de temps après, les choses débloquent enfin à Roberval avec la création de La Compagnie Coopérative Téléphonique de Roberval, qui elle aussi se développe rapidement.

Comme si ce n’était pas assez, un troisième joueur arrive au même moment. La Compagnie du comté de Chicoutimi, formée depuis peu, veut conquérir le Lac-Saint-Jean à son tour. Toujours en 1895, la compagnie de Chicoutimi débarque au Lac et commence à planter. En juillet, elle relie Hébertville à son réseau.

En 1896, le réseau de Roberval relie Saint-Prime, qui sera suivi peu après par Saint-Félicien. Deux ans plus tard, ce sera autour de Pointe-Bleue et de Mistassini. Quant à Chambord, le village était relié au réseau depuis 1893.

Ce qu’il faut savoir

Nous sommes avant 1900. Pour rendre un téléphone à une maison, il faut un fil, et pour rendre ce fil, il faut des poteaux. Seulement, en ces années-là, chacun est propriétaire de ses poteaux, et de ses téléphones…

Si, en ce moment, vous imaginez des maisons avec deux poteaux devant et deux téléphones à l’intérieur pour pouvoir parler à tout le monde dans la région, vous êtes encore en deçà de la réalité. Parce qu’il y en a un troisième : le poteau qui porte le fil électrique…

Entre 1897 et 1907, une joute d’alliances, de négociations, d’achats d’actions et d’intérêts politiques perturba la stabilité du service.

En 1900, la Compagnie de Chicoutimi fait ses premières incursions au Lac-Saint-Jean. Ce sera la troisième entreprise à installer ses poteaux chez nous.
Source: journal Le Progrès du Saguenay

Finalement, en 1907, la Compagnie du Saguenay, propriété de J.-E.-A. Dubuc, acheta 51 % des parts de celle de Roberval. La nouvelle entreprise s’appelait Le Saguenay-Québec.

Ne resta alors que deux joueurs : la coopérative du secteur Alma et Le Saguenay-Québec.

J.-E.-A. Dubuc. Avec ses moyens financiers, il acheta la Compagnie de Roberval et fit prospérer son réseau au Saguenay.
Source: Wikipédia

Frustrée de ne plus avoir aucune emprise sur tout le secteur Roberval en remontant vers le nord, la Compagnie d’Alma créa une nouvelle entreprise en cachant le fait que c’était elle qui était derrière : « La Société Téléphonique de la paroisse de Notre-Dame du Lac-Saint-Jean de Roberval ». Cette Société, dont je ne vais pas écrire le nom deux fois, planta intempestivement ses poteaux au grand dam de tout le monde. Le tout se retrouva en cour, et elle eut gain de cause.

C’est ainsi qu’en quelques années les deux compagnies de téléphones, dans leur course aux abonnés, plantèrent une forêt nouveau genre dans le paysage de la région, que l’on qualifiera de forêt d’arbres secs. (2)

Pendant la guerre des téléphones, la Compagnie de M. Dubuc tente de convaincre les abonnés du Lac-Saint-Jean de transférer chez elle.
Source: journal Le Progrès du Saguenay

Un gain décisif

C’est en 1909 que la Saguenay-Québec de J.-E.-A. Dubuc donna le coup de grâce à la coopérative d’Alma, toujours mené par M. Girard. La Québec-Saguenay ratifie une entente de communications avec la Compagnie de Charlevoix. À partir de là, les abonnés de la Québec-Saguenay pouvaient maintenant communiquer avec Québec, Montréal, Toronto, New York, et tous les autres grands centres.

Voici les tarifs de l’époque pour une conversation de trois minutes:
Chicoutimi vers Charlevoix: .50 $
Chicoutimi vers Québec: 1,00 $
Chicoutimi vers Montréal: 1,50 $
Roberval vers Québec: 1,25 $

Seul hic, en 1909, les téléphones dans les résidences ne sont pas assez performants pour ces longues-distances. Les usagers doivent se rendre à la centrale et téléphoner à partir de là.

Si vous croyez que votre facture téléphonique est compliquée à comprendre, voici le tableau des tarifs de 1918 dans la région. Et encore, ce sont les tarifs de bases. Il faut additionner tous les autres frais selon le temps et les longues distances.

La Compagnie du Lac-Saint-Jean, elle, resta isolée, mais s’entêta encore longtemps à maintenir son réseau parallèle. Le député Girard fit tout en son pouvoir pour empêcher la Québec-Saguenay d’obtenir les autorisations nécessaires à sa croissance. Le journal Le Progrès du Saguenay ira de ce commentaire assassin à son sujet: « Monsieur Girard échoua en cela comme il échoue en beaucoup d’autres, dernièrement. Évidemment son étoile pâlit. Bientôt, elle ne sera plus visible à l’horizon. À quand l’éclipse totale? »

Une carte postale de 1910 montrant le plaisir que nous pouvons avoir à discuter avec cette nouvelle invention si pratique!
Source: Wikipédia

Pour en revenir à l’électricité

Un autre problème vint perturber la qualité des lignes téléphoniques : les fils électriques causaient de graves interférences avec ceux du téléphone, rendant les communications impossibles lorsque la dynamo fonctionnait. On finit par régler le problème, mais au prix d’une longue attente, avec service intermittent.

Ne téléphone pas qui veut

À l’époque comme aujourd’hui, tout appel a un coût. Que ce soit l’appelant ou l’appelé, quelqu’un doit payer. À cet effet, pour une personne qui en appelait une autre appartenant au même réseau, cela ne causait pas de problèmes particuliers puisque chacun payait un forfait annuel. Le problème se posait toutefois lorsqu’un étranger voulait appeler ici. La personne au « standard » exigeait de savoir qui allait payer l’appel. En cas de non-réponse, elle avait ordre de couper la communication, tout simplement. (1)

Ceci supposait que la personne à la console devait savoir reconnaître les voix de tous ses abonnés, pour ne pas poser ces questions à tous les appels.

Ce n’est que dans les années 1930 que finalement, la guerre des téléphones se termine, alors que la Compagnie du Saguenay avale celle du Lac-Saint-Jean, dont il ne restait plus grand-chose de toute façon.
Source: Pixabay

Sécuritaire?

Avec tous ces poteaux, ces fils, l’électricité, et les mesures de sécurités des différents systèmes qui étaient inexistants, pas surprenant qu’il fallait prendre des précautions lors de l’utilisation de ces appareils. Ainsi, il était interdit de téléphoner lors de temps orageux accompagné de tonnerre, sous peine de se voir griller au bout du fil.

La fin de la guerre

Vous serez sans doute surpris d’apprendre que pour tous les secteurs qui avaient le malheur de devoir composer avec plus d’une coopérative, le régime des doubles poteaux et doubles téléphones ne se termina qu’au début des années 1930.

Le tout s’acheva par une fusion des entreprises en 1934 à la suite de cette guerre qui s’éternisa sur presque trois décennies.

Le futur de l’invention

Ici, comme partout ailleurs, le téléphone tel que conçu par ses inventeurs va disparaître d’ici quelques décennies. Il aura été, en rétrospective, une transition vers autre chose. À l’ère du numérique, son aspect ne sera plus, mais sa fonction, elle, restera encore très longtemps.

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Christian Tremblay, chroniqueur historique

Notes:
1- Saguenayensia, mars-avril 1968
2- Livre Histoire de Roberval, 1955, Rossel Vien, P. 214

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